Déplacer les étoiles
J’aime la nuit. La lune et son sourire de louve. Les étoiles qui ressemblent à de petites pâtes d’oie. Dans la nuit je dessine des mondes, des constellations qui n’existent pas. Je n’ai jamais été calée en astronomie. Peut-être aurais-je dû m’y intéresser davantage. J’aurais cherché la grande Ourse, une forme finie dans cet espace infini.
Mes yeux se ferment. Doucement. Je n’aime pas quand mes yeux se ferment. Avant la fermeture, le monde est beau. Mais après… c’est l’apocalypse. Le début du jour sonne comme la fin du monde.
Non, non, non, ne dors pas, Emilie. Non, non, de dors pas. Non, ne dors pas. Ne dors… Ne…
— Bonjour Emilie. Comment vous portez-vous aujourd’hui ?
Ma tête se tourne vers la voix qui m’appelle. Trop forte. Trop brute. Mes paupières sont lourdes.
Le bruit des rails. Elle tire les rideaux.
— Mais comment pouvez-vous rester dans le noir comme ça ?! Il fait tellement beau. Enfin, vous n’aimez donc pas le soleil ?!
Ses pas. Pesants. Sûre qu’elle a encore mis ses crocs. Version moderne des sabots. Ses gestes, oppressants. Je ne les vois pas. Je les sens.
— Hummm…
Mes yeux s’entrouvrent. La lumière m’aveugle. Je râle.
— Laissez-moi…
Je tire les draps sur mon visage. Elle les redescends aussitôt.
— Eh ben, si vous voyiez la tête que vous avez. Vous qu’étiez si jolie !
Je grimace. Jolie, c’était avant. Avant l’accident. Mes yeux se sont accoutumés à la lumière. Mais tout a disparu : la nuit… la lune… les étoiles… et même ma jambe droite.
Tout à l’heure, je volais par-delà les étoiles. Et là, je nage dans l’océan du drame.
— Allez debout ! On sort !
Je me fige. Cette voix. Familière et lointaine à la fois.
— Que…
Il me regarde, de sa grande taille. Il n’a pas changé. Brun. Quelques cheveux blancs en plus. Sur la tête. Et la barbe. Des petits tâches blanches comme des petites étoiles.
Soudain, j’ai envie de m’enfoncer dans le sol, de creuser un trou. Non, un gouffre. Un an que je suis enfermée dans ma chambre. Depuis ce jour où j’ai tout perdu. Ma carrière, ma liberté, ma vie.
— Tu… pourquoi t’es là ? je lui demande, gênée.
— Tu croyais que t’allais te débarasser de moi comme ça ?
Thomas, je l’ai rencontré il y a à peine six mois. Dans un bar, après le championnat régional de gymanstique. Ma dernière prouesse avant cette chute fatidique aux barres parallèles. Je ne lui ai plus jamais donné de nouvelles.
Il me lève, et moi, je résiste J’ai pas envie. Je pue. Je ne me lave pas toute seule. Et Anita n’a pas eu le temps de…
Bien sûr j’aurais pu le faire. Me hisser sur le fautuieil comme on me l’a appris au cnetre de rédduc. Me nettoyer au lavabo Me mettre une touche de rouge à lèvres.
Mais j’ai baissé es bras. Putain, pourquoi je l’ai pas fait ?!
Ses bras, musclés. Réconfortants comme les constellations magiques que je créé dans ma tête. Que va-t-il penser de moi ?
— Commence pas à penser pour moi, dit-il comme s’il lisait dans ma tête.
En quelques secondes, me voilà assise.
Puis, dehors.
Au début, ça fait mal. Sortir de la nuit, c’est pas facile. On a l’impression que tout le monde nous regarde. On se sent lourde. Encombrante. Poussée par un homme qui aurait mille fois mieux à faire que de sortir une amputée.
Il y a le trottoir. Et les poubelles sur le trottoir. Qu’il faut pousser. Il y a le bar et le gérant du bar qui soupire à l’idée de faire de la place. Il y a cette femme qui pose sur soi des yeux pleins de pitié.
Ce murmure insidieux qui te pourfend le cœur et l’âme : « c’est dommage, elle est si jolie. »
Mais, bientôt… il y a cet homme qui te porte dans la salle de ciné…
… et qui t’allonges à ses côtés.
Toi fière dans cette salle éclairée.
Une autre nuit en plein jour.
Bien sûr, il faudra du temps.
Mais un pas est franchi (c’est drôle de dire ça d’ailleurs).
Parfois, il faut sortir de sa lune pour toucher les étoiles.
Au milieu. Une chambre. Une chambre entre quatre murs. Quatre murs entre trois pièces. Trois pièces sous cinq étages de vies. Des vies comme la mienne. Insignifiantes et pâles. Ou pas.
 
	
		 
	
		